Quatorze tomes, des milliers de pages, une quarantaine de personnages majeurs… La Roue du Temps n’est pas une série que l’on referme à la légère. Et pourtant, A Memory of Light, l’ultime volume coécrit par Brandon Sanderson d’après les notes laissées par Robert Jordan, ose conclure l’inconcevable. La dernière bataille approche, les forces de l’Ombre sont à leur apogée, le Dragon Réincarné est prêt à embrasser son destin… Mais à quel prix ? Et avec quelles conséquences ? Car si les réponses arrivent, elles laissent derrière elles une traînée de doutes et d’interprétations.
L’histoire atteint son apogée dans un tourbillon de batailles simultanées. Trollocs, Myrddraals, traîtrises humaines, manipulations politiques et tensions internes explosent en une gigantesque conflagration : Tarmon Gai’don, la Dernière Bataille. Chacun des héros — Mat, Perrin, Egwene, Lan, Nynaeve… — se voit confronté à son propre combat. C’est un gigantesque ballet de bravoure et de pertes. Egwene, notamment, s’y sacrifie dans un acte de résistance spectaculaire contre la Ténébreuse onde de Balefire, laissant une empreinte tragique dans la mémoire du lecteur.
Mais c’est au sommet de Shayol Ghul que se joue le véritable cœur de l’histoire. Rand al’Thor, dans un duel aussi mental que mystique, affronte le Ténébreux. Une bataille qui ne ressemble à aucune autre, car elle ne se mène pas avec des armes, mais avec des visions de ce que pourrait devenir le monde.
Rand al’Thor ne détruit pas le Ténébreux. Et c’est peut-être là l’un des choix narratifs les plus puissants du roman. Il comprend que le mal ne peut pas être annihilé, seulement contenu. En tentant de l’effacer, il priverait le monde de son libre arbitre. Ce qu’il fait, c’est reforger sa prison avec une perfection absolue, un acte de volonté et de lucidité. Ce n’est pas un triomphe éclatant. C’est une victoire lucide, presque humble. Et c’est précisément ce qui la rend marquante.
Le moment est dense. Rand, blessé, épuisé, est désormais dans le corps de Moridin, son plus farouche opposant. Tandis que son propre corps meurt, son âme, elle, s’échappe, intacte… mais transformée.
Et puis, vient ce moment étrange. Poétique, presque irréel. Rand, dans le corps de Moridin, est désormais un être à part. Il ne peut plus canaliser la Saidin. Mais il est capable de bien plus : il manipule directement le Tissu même de la Réalité. Sans effort. Comme lorsqu’il allume sa pipe d’une simple pensée. Détail anodin ? Au contraire. Ce geste trivial, dans son contexte, devient une clé symbolique. Il n’est plus un homme. Il est devenu… autre chose.
Rand quitte alors le monde, incognito. Il laisse ses anciens compagnons croire qu’il est mort. Le Dragon a disparu. Mais l’homme, libéré du poids de sa légende, marche vers une nouvelle vie. Une page se tourne, mais le livre de son existence continue ailleurs.
C’est là que La Roue du Temps frappe fort. Là où certains espéraient des réponses fermes, l’auteur leur offre des points de suspension. On ne saura jamais vraiment ce qu’est devenu Rand. Ni ce qu’il est devenu exactement. Il y a une ambiguïté permanente dans cette conclusion, qui refuse les codes classiques de l’héroïsme. Pas de trône. Pas de cérémonie. Pas de paix définitive.
Et pourtant, une forme d’apaisement. L’idée que même après tant de souffrance, il existe une forme de renouveau. Une liberté gagnée, enfin.
La saga ne cherche pas à offrir des réponses faciles. Elle évoque la cyclicité, le retour éternel, l’idée que tout est destiné à recommencer… mais jamais à l’identique. Rand n’est pas simplement un sauveur. Il est une incarnation du changement. Du doute. De la tension entre lumière et obscurité.
Et sa fin, ou plutôt son nouveau commencement, est là pour le rappeler. Ce n’est pas un point final. C’est une respiration.
Depuis 2021, La Roue du Temps connaît une seconde vie à l’écran, dans une série Amazon Prime portée par Rosamund Pike. Si les premiers épisodes tentent de poser les bases de cet univers tentaculaire, la question reste entière : comment adapter une telle fin ? Peut-on vraiment faire ressentir à l’écran cette bascule presque métaphysique, cette allumette mentale qu’est la pipe de Rand ? Rien n’est moins sûr.
La série semble pour l’instant opter pour des raccourcis narratifs, recentrant l’intrigue autour de Moiraine et des premiers arcs. Mais viendra le jour où elle devra affronter l’ultime bataille. Et là, il faudra faire un choix : trahir l’essence pour la clarté… ou plonger dans le vertige.
